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L’autre crise financière: la croissance et l’effondrement du secteur de la micro-finance en Inde

Christa Wichterich examine l’intégration des femmes au marché financier et le rôle que jouent les emprunteuses de microcrédits. Selon l’auteure, les prêts aux femmes et les microcrédits en tant que principale source de revenus ont introduit la financiarisation de la vie quotidienne dans les villages indiens, entraînant une féminisation de l’endettement.

Introduction

Ces dernières années, l’Inde a connu une crise financière qui présente des similitudes frappantes avec la crise américaine des subprimes, tant par son origine que par les mécanismes de marché et les réponses politiques. Tout comme l’hypothèque à bas prix accordée aux ménages à faibles revenus aux États-Unis, les microcrédits accordés aux femmes pauvres des zones rurales, de par leur logique axée sur le remboursement, ont servi à financiariser la vie quotidienne des femmes pauvres et à les intégrer au marché financier mondial. Ceci a mis en péril les processus sociaux et les objectifs mêmes du modèle initial de micro-finance à but non lucratif. La croissance de ce secteur a conduit à une surabondance de microcrédits dans les villages puis au surendettement des femmes, à un effondrement des remboursements et à des problèmes de liquidité des institutions de micro-finance (IMF). Au centre de la crise, l’Andhra Pradesh, un état au sud de l’Inde qui fut salué pendant des années comme le centre de la micro-finance de par le nombre de prêts octroyés et la quantité de femmes pauvres en ayant bénéficié, conférantà cette région la plus grande densité de microcrédits et de «taux de pénétration». Parallèlement, l’Andhra Pradesh est devenu l’état indien présentant le taux d’endettement des ménages le plus élevé. Ce qui semble à première vue être une crise spécifiquement indienne ou un défaut de gestion de la micro-finance est en fait causé par la logique de croissance du marché, la commercialisation rapide du secteur, une surchauffe et l’éclatement d’une bulle.

A la différence de l’approche reproduite dans la pléthore de littérature sur les micro-crédits, qui utilise le paradigme de l’autonomisation comme cadre conceptuel pour évaluer l’impact de l’emprunt sur les femmes pauvres, le cadre d’analyse utilisé pour cet article repose sur l’intégration des femmes au marché financier et le rôle qu’y jouent les emprunteuses de microcrédits. Les prêts aux femmes et les microcrédits, introduits par Froud, Leaver et Williams aux États-Unis (Froud et al., 2007), en tant que principale source de revenu ont généré une financiarisation de la vie quotidienne dans les villages indiens, tout comme les services financiers tels que les crédits hypothécaires, les crédits de subprimes et de consommation, ainsi que les cartes de crédit et les cartes smart. Les microcrédits pour les femmes pauvres ont conduit à une féminisation de la financiarisation de la vie du village et à une féminisation de l’endettement.

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Le boom de la micro-finance

Les IMF sont au centre de cette crise financière. Depuis la libéralisation du secteur financier des années 1990, l’Inde a assisté à la création de milliers d’IMF ou  de «sociétés financières non bancaires » qui agissent comme intermédiaires entre les femmes qui empruntent au niveau local et les banques commerciales. Comme la loi limite leurs services à l’accord de crédit, elles faisaient des prêts au taux d’intérêt habituel des banques indiennes et étrangères (notamment la société financière internationale et la société allemande Kreditanstalt für Wiederaufbau »(KFW)) pour construire leur propre capital et garantir la liquidité. Elles re-prêtaient ensuite l’argent aux femmes avec de hauts taux d’intérêts, initialement entre 25 et 30%, transformant ainsi le processus d’accord de crédits en un service commercial financier et le soumettant donc aux mécanismes du marché que constitue la réalisation de bénéfices. La garantie des IMF auprès des banques et des investisseurs était un taux de remboursement élevé des femmes de plus de 95%.

La perspective de bons rendements a provoqué un boom multiple. Le nombre d’IMF a grimpé à plus de 3000 en Inde. L’objectif premier était la pénétration des zones qui n’avaient pas accès aux banques, ou, comme le disait le gouvernement indien, «l’inclusion financière» de ceux-celles qui avaient été exclu-e-s des institutions formelles et des services financiers. Les IMF se multiplièrent, et avec elles, la concurrence. Après un processus de concentration, les agences de notation identifièrent six leaders du marché en termes d’actifs, de liquidité, d’étendue et de rentabilité. Toujours en référence à la fiabilité de remboursement des femmes du village et de la responsabilité comme garantie, ils acheminèrent de plus en plus de capital du marché financier international dans les villages indiens.

Parallèlement, la quantité de fonds d’investissement venant de l’étranger (en particulier du Luxemburg) investissant dans les IMF s’est accrue. La micro-finance a été créée comme sa propre catégorie d’actifs avec une image de responsabilité sociale. Les fonds de micro-investissement pour le refinancement des IMF étaient annoncés comme «le segment le plus dynamique des industries de finance» présentant des risques particulièrement faibles pour les investisseurs en raison du taux élevé de remboursement et de leur rayonnement étendu. Certains fonds d’investissement présentent, sur leur site web, des photos  illustrant les histoires de petites entreprises qui donnent l’impression que les petits investisseurs pourraient établir une relation directe avec un emprunteur. Sur la base de l’apparence et des réussites, les investisseurs pouvaient choisir des femmes appropriées et fiables pour en faire leur objet d’investissement. Ainsi, on leur promettait un double retour sur leur investissement, un rendement financier de 5 à 10 % d´une part, et une rentabilité éthique en termes de conscience claire. Le fait d’investir dans les femmes des villages était donc être censé être un instrument de développement, tout comme on présentait les microcrédits comme une panacée pour réduire la pauvreté, autonomiser les femmes et promouvoir l’esprit d’entreprise de petite taille.

Néanmoins, le scénario des fonds de micro-finance prêtent particulièrement à confusion, car les soucis de développement et les objectifs sociaux sont mélangés à des intérêts commerciaux voire utilisés pour masquer ces derniers. « L’univers des fonds de micro-finance » classe seulement onze fonds comme «commerciaux» et «à la recherche de rentabilité financière », et 14 comme fonds « à vocation commerciale »  qui seraient par la suite «en quête de rendement financier». Vingt-huit fonds sont classés comme «fonds de développement» qui ne cherchent pas de retour financier, notamment la “Deutsche Bank Microcredit Development Fund». Les fonds mis en place par les agences de développement, les fondations, les ONG et autres, sont eux aussi répertoriés, parmi lesquels l’allemand Kreditanstalt für Wiederaufbau.1 En 2006, les dix plus grands fonds de micro-investissement détenaient un capital d’un milliard de dollars et attirèrent des millions d’investisseurs privés. La perspective de marché du secteur était d’intégrer la micro-finance dans le marché des capitaux avec une diversification des produits, une incursion des IMF en amont vers le secteur financier formel et un mouvement en aval des banques commerciales vers la micro-finance (Ming-Yee, 2007).

Ces stratégies de marchandisation et d’investissement ont finalement pour but d’extraire du capital des économies villageoises et de le canaliser dans le courant de l’accumulation du capital et de la rentabilité. Cette financiarisation va au-delà de l’objectif même du secteur des crédits afin de faciliter l’économie réelle et répondre aux besoins immédiats des acteurs du marché.

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La construction de la bulle financière

Paradoxalement, les fonds d’investissement ainsi que les IMF ont bénéficié de la crise mondiale de 2008/2009 qui a poussé les investisseurs à chercher de nouvelles perspectives de rendement pour leur capital. Le total des capitaux des dix plus grands fonds de micro-finance a augmenté de 31 % en 2008 et de 23%  en 2009  (CGAP, 2012). Ils ont été salués comme des capitaux anticycliques qui semblaient être dissociés de l’évolution du marché des capitaux. Des publicités des fonds d’investissement soulignaient que dans des situations de crises antérieures, comme c’était le cas en Équateur, les petites entreprises de femmes comme les stands de légumes ou de coiffure en bordure de route n’étaient pas affectés.

Au niveau micro, dans les villes ou les villages, les IMF sont devenues une grande source d’emplois phagocytant des milliers d’employés (surtout des hommes) qu’elles motivent par un système de primes et de bonus. La pratique de mobilisation des clients visait à encourager les femmes à se joindre à des groupes de «responsabilité conjointe» de cinq femmes qui seraient collectivement responsables du remboursement. La carte Smart a permis aux femmes villageoises d’avoir accès au secteur bancaire de chez elles, tout en facilitant la banque mobile pour les IMF et une perception hebdomadaire des intérêts.  Les agents de différentes IMF  – outre les agents de terrain des ONG – affluant dans les mêmes villages, ils ont commencé, poussés par la concurrence, leur chasse au client, se les arrachant et encourageant même les femmes vivant sous le seuil de pauvreté à emprunter alors qu’elles n’avaient pas de perspectives réalistes de remboursement. La taille moyenne des prêts a augmenté tandis que les taux d’intérêt ont bondi jusqu’à 40 %.

En 2007/2008, la plus grande IMF, Swayam Krishi Sangam (SKS), a enregistré une hausse de  bénéfice net de 700 %. La deuxième plus grande, Spandana Sphoorty financial, a connu une augmentation de 1700 % (Srinivasan, 2009). En 2008/2009, les IMF ont réussi à atteindre 8,5 millions de clientes dans le seul État de l’Andhra Pradesh – une hausse de 60 % par rapport à l’année précédente. Les encours de crédit des IMF s’élevaient alors à 360 milliards de roupies (environ 8 milliards de dollars) (Nair, 2010). SKS Microfinance a enregistré une croissance moyenne de chiffre d’affaires de 162 % au cours des cinq dernières années et a été en mesure de distribuer les salaires les plus élevés de l’ensemble du secteur, ainsi que des bonus attrayants. Afin de lever davantage de capitaux pour financer la croissance future, SKS Microfinance s’est inscrite à la bourse de Mumbai en 2010 – le deuxième placement privé d’une IMF dans le monde après le pionnier BancoSol en Bolivie. Largement sursouscrite, SKS Microfinance a réussi à amasser de l’argent frais avec 350 millions de dollars.

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La fin de la ruée vers l’or

Jusqu’en 2010, tous les investisseurs impliqués revendiquaient un fantastique taux de remboursement de 95%, résultant en partie de la pression exercée au sein des groupes de femmes, mais avant tout des prêts multiples: les femmes prenaient plusieurs crédits de différents prêteurs, entrant ainsi dans une chaîne d’emprunts pour rembourser des prêts antérieurs. Pour maintenir la chaîne de remboursement, de nombreuses femmes devaient se tourner vers le bailleur local qui exige normalement des taux d’intérêt de plus de 50%. Ce développement a perverti l’objet initial des microcrédits, à savoir libérer les femmes de la dépendance des bailleurs locaux et de leurs taux d’intérêt étouffants.

Au fil des années, le fait de jongler avec plusieurs sources formelles et informelles de capital a conduit à une chaîne de dettes invisible et à une féminisation de l’endettement. Quand en 2010, les suicides des femmes surendettées firent les gros titres de la presse indienne, cela causa un tollé général et une érosion du mythe des remboursements. Les IMF nièrent tout lien avec ces événements, justifiant leurs taux d’intérêts et leurs charges exorbitants (jusqu’à 40%) par les coûts élevés des transactions basées sur le paiement des employés et la collecte d’intérêts. Le gouvernement d’Andhra Pradesh, à son tour, accusa les IMF de la création d’un nouveau régime non transparent de prêt d’argent et de faire des bénéfices colossaux. Lorsque les médias indiens révélèrent la vente d’actions privées d’un montant de 13 millions de dollars par le directeur de SKS à des fonds spéculatifs à Singapour, ceci renforça les  accusations d’enrichissement personnel aux dépens des femmes vivant sous le seuil de pauvreté.

À son tour, le gouvernement indien est critiqué de ne pas réglementer l’industrie et en même temps d’avoir réduit plus d’un tiers de ses investissements dans les petites exploitations agricoles au cours des 20 dernières années. Le revenu des petits exploitants a diminué de 20 % ; la moitié de tous les ménages ruraux à l’échelle nationale est surendettée, ce qui a conduit au suicide de plus de 200 000 agriculteurs. Il est devenu de plus en plus difficile pour les agriculteurs ayant des exploitations de petite et moyenne tailles d’obtenir des prêts, alors qu’au même moment se présentait l’offre excédentaire des microcrédits aux femmes pauvres. Selon les statistiques, huit microrédits coulaient en moyenne dans chacun des foyers pauvres d’Andhra Pradesh. Cela a abouti à l’endettement de 82 % des ménages ruraux – un pourcentage s’élevant bien au-delà de la moyenne indienne.2

Le taux de remboursement s’est effondré, entraînant avec lui la garantie essentielle des IMF. Les banques et les investisseurs ont perdu toute confiance dans les IMF, faisant face à une crise de liquidité au moment même où il devenait difficile de trouver de nouveaux capitaux sur les marchés financiers internationaux. SKS Microfinance a accusé une perte nette de 15,7 millions de dollars en mars 2011, contre un bénéfice net de 14 millions de dollars un an plus tôt. Les parts de SKS ont baissé de 77 %. Les rendements des fonds d’investissement sont passés de 5 à 2 % et la croissance du secteur a chuté à 4,1 % en 2010 (CGAP, 2012).

La règlementation promise pendant la crise a été aussi timide que la régulation des marchés financiers dans l’Ouest. Pour tenter de pallier les dommages, le gouvernement d’Andhra Pradesh a adopté un décret sur les IMF, mais sans protéger efficacement les femmes contre l’exploitation des emprunteurs. Les banques nationales et étrangères (notamment le Groupe Citi, basé aux États-Unis) ont créé un filet de sécurité pour les IMF en leur offrant une aide financière. Bien que la discussion sur la reprise du secteur ait été rapidement lancée, l’éclatement de la bulle a délégitimé l’ensemble du secteur du microcrédit.

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Les étapes de la micro-finance en Inde

Au cours des dernières années, l’activité de micro-finance sous forme d’IMF a évincé les anciennes formes d’épargne conduites sans but lucratif et les institutions de crédit pour les femmes pauvres en Inde. Le premier fut le modèle sangham. Dès les années 1970, les femmes du village ont commencé à rejoindre des groupes pour résoudre leurs problèmes, que ce soit dans le domaine de la santé ou de la violence sexuelle. L’autonomisation des femmes était au cœur de ces organisations communautaires fondées sur la solidarité, et l’épargne et les prêts étaient utilisés comme un outil à cette fin même. Le groupe déterminait lui-même l’utilisation des crédits en fonction des besoins individuels dans un contexte de pauvreté, d’urgences, de système de castes et d’oppression des femmes (Sriram, 2010b).

Le deuxième type était constitué par des programmes d’entre-aide dirigés aux groupes de femmes et établis par le gouvernement avec l’appui de crédits de la Banque mondiale et mis en œuvre par des ONG. Les programmes qui étaient pour la plupart financés par la banque de développement NABARD se sont inspirés du modèle de la Grameen. Grâce à l’expansion de ce type d’initiatives d’auto-assistance, le gouvernement d’Andhra Pradesh s’est imposé dans la communauté et, se substituant au modèle sangham, est devenu un acteur important dans le secteur de la micro-finance reliant les communautés aux grandes banques. Dans le modèle d’entre-aide soutenu par le gouvernement, comme dans le modèle sangham, l’épargne et le crédit servaient l’intérêt général.

La libéralisation du marché financier ont marqué le début de la commercialisation du micro-crédit et de la financiarisation de la vie quotidienne. La croissance rapide, la concurrence et la chasse au client et la course au profit devinrent les caractéristiques des services financiers des IMF qui concurrençaient de plus en plus les projets et les organisations axées sur le développement. L’accent a donc été mis sur l’emprunt plutôt que sur l’épargne, sur le marché et les services commerciaux plutôt que sur les activités et les besoins de la communauté, sur le rendement pour l’investisseur plutôt que sur l’autonomisation des femmes, sur la croissance du secteur plutôt que sur la réduction de la pauvreté et sur la compétitivité plutôt que sur la solidarité. En réalité, la quête de profit est devenue une fin en soi pour ce système complexe de transactions financières (Kannabiran, 2005).

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La bulle d’aide au développement

Parallèlement, une seconde bulle éclata, à savoir le battage médiatique affirmant que les microcrédits seraient un instrument efficace d’aide à l’autonomisation sociale et économique des femmes, qui leur permettrait de générer leurs propres revenus et s’affranchir de la pauvreté. La principale hypothèse économique en tandem avec les microcrédits était que les femmes pauvres investiraient les prêts d’une manière productive et deviendraient des entrepreneuses et des actrices responsables du développement et du marché. L’architecte de ce battage médiatique, le lauréat du prix Nobel et fondateur de la Grameen Bank, Muhammad Yunus, eut la brillante idée d’associer les crédits à une formation sur la discipline financière et les compétences entrepreneuriales dirigée aux femmes. En vue de moderniser le rôle des femmes, il facilita l’introduction de la planification familiale et la participation à un large éventail d’activités de développement au sein des villages.

Yunus a réclamé un «droit humain au crédit» et a établi un lien entre le paradigme des droits humains de l’Organisation des Nations Unies d’une part, et le marché financier formel et le courant néo-libéral dominant d’autre part, faisant appel à des grandes banques et des sociétés d’investissement pour  démarrer des entreprises commerciales par l’octroi de microcrédits. En retour, il promettait aux prêteurs commerciaux et welfaristes de contribuer à « reléguer la pauvreté au musée ». Avec son orientation tournée vers le marché et l’entrelacement des objectifs des entreprises et du développement, la Grameen Bank commençait déjà à intégrer la logique qui allait placer les IMF dans un circuit d’entreprise à part entière. D’après l’analyse éclairée de Bateman, la Grameen Bank est la pionnière de la commercialisation du secteur du microcrédit puis du «néo-libéralisme local» qui s’ensuivit  (Bateman, 2010).

Les produits et services financiers offerts par les IMF aux femmes du village ont mis en œuvre une approche de développement basée sur l’entreprise, qui devait permettre «aux individus de sortir de la pauvreté par leur propre travail» comme ceci avait été déclaré et planifié par le Sommet sur le microcrédit en 1996.3 Ce transfert de responsabilité vers la femme en tant qu’actrice du marché et entrepreneuse potentielle, introduit le facteur néo-libéral de responsabilité individuelle dans le projet social de soutien des acteurs pauvres du marché tels que les femmes rurales. Du point de vue de Foucault, les microcrédits sont une technologie de domination néo-libérale à travers laquelle les femmes apprennent l’autorégulation et s’intègrent aux marchés financiers en tant que sujets responsables. Si l’objectif du prêt est la maximisation du profit, les objectifs mêmes des services financiers et des prêts sont en fin de compte faussés: au lieu de servir les besoins de l’économie réelle et les besoins des populations pauvres, ce sont l’économie réelle et les pauvres qui servent le secteur financier et sa logique fondamentale d’accumulation du capital.

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Un changement de discours

La crise du secteur de la micro-finance a provoqué un changement stupéfiant dans le langage et le discours autour des microcrédits. Alors que leur impact positif sur la pauvreté et l’effet galvanisant d’un remboursement régulier sur les femmes avait été loués pendant plus de deux décennies, les concepts de lutte contre la pauvreté, d’autonomisation, voire de solidarité de groupe ont complètement disparu. Toutes les critiques du système de microcrédit émises depuis des années mais ignorées par les grandes ONG, les IMF, ainsi que les bailleurs de fonds occidentaux, ont soudainement été confirmées. (Mayoux, 1995; Singh, 1997; Kabeer, 2005; Batliwala et Dhanraj, 2007).

Aujourd’hui, il est bien connu qu’au moins la moitié des femmes indiennes utilisent le crédit pour rembourser d’autres dettes, faire face à des situations d’urgence, par exemple une chirurgie, ou pour la consommation et qu’elles ont recours à de nouveaux prêts pour rembourser le microcrédit. Alors que le taux de remboursement a été utilisé comme principal indicateur de «succès» de l’économie, aucune corrélation n’a pu être établie entre le remboursement et l’investissement productif du prêt. Une étude  réalisée dans l’est de l’Inde a montré que même si 97 % des femmes qui avaient emprunté avaient remboursé leurs microcrédits, dans seulement 9 % des cas, leur situation économique s’était vraiment améliorée à long terme.4 Forbes a appelé cela l’échec des microcrédits en Inde, étant donné que moins d’un tiers sont utilisés pour la génération de revenus (Chatterjee, 2010).

La hausse de la consommation et de la liquidité au sein des ménages pauvres a facilité la gestion de la pauvreté, a stabilisé les stratégies de survie et réduit la vulnérabilité ;  mais elle n’a pas nécessairement mené à l’éradication de la pauvreté. Au contraire, le nouveau surendettement crée une pauvreté et  une misère nouvelles. Si les femmes ne parviennent pas à gérer les cotisations et les dettes et qu’elles sont incapables de maintenir leurs chaînes complexes d’emprunts et de remboursement multiples, c’est le système tout entier qui fait faillite.

Si le crédit est investi dans la production, par exemple dans une entreprise d’élevage de poulets et d’œufs, il se produit rapidement un phénomène de surproduction locale, avec des femmes en concurrence les unes vis-à-vis des autres. Ce fut aussi le cas avec la Grameen Bank, où les femmes des villages commencèrent à sous louer du temps de communication de téléphones portables Nokia. Quand les femmes rurales ont commencé à vendre des yaourts de la société française Danone, avec laquelle Yunus avait mis en place un projet «entreprise sociale», elles ne trouvèrent pas de demande suffisante dans les villages étant donné que toutes les femmes élaboraient leur propre yaourt. Cependant, grâce à ce type de projets financés par des crédits, de nouveaux marchés sont créés pour les entreprises tandis que les femmes exploitant une franchise prennent tous les risques. Ceci aboutit, comme dans l’exemple de Danone Yaourt, à une marginalisation du travail des femmes et de l’économie du village.

Même si ce processus permet souvent aux femmes d’obtenir de la reconnaissance et le pouvoir de négociation chez elles et avec les autorités, il n y’a aucun doute depuis le krach que même le meilleur microcrédit n’est pas un substitut des politiques sociales et des programmes de développement qui redistribuent et assurent les moyens de subsistance aux femmes. Les microcrédits ne sont pas un outil pour l’éradication durable de la pauvreté. Les changements structurels visant à éliminer la pauvreté restent nécessaires.

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Conclusion

Alors que le secteur de la micro-finance espère se rétablir, le débat sur la façon de réintégrer l’épargne et le crédit en contrats sociaux et structures de l’économie solidaire est d’apparition récente en Inde. L’organisation bien connue des travailleuses informelles de SEWA dans le Gujarat, où les prêts sont axés sur les besoins avec un accent mis sur l’épargne, gravite autour de la banque SEWA et intègre d’autres programmes. Elle n’a pas été affectée par la crise. Même dans l’Andhra Pradesh, on trouve des portefeuilles ayant été épargnés par la crise: l’ONG Deccan Development Society (DDS) a développé un système d’agriculture à petite échelle basée sur la biodiversité locale et visant la souveraineté alimentaire sans prêts venant de l’extérieur.

Dans les conditions actuelles pour de nombreuses femmes pauvres, les prêts sont des outils de survie pour faire face à la pauvreté et non pas pour les en sortir (Collins et al., 2009). Le défi est alors de savoir comment revenir à des types d’épargne et de crédits non axés sur un but lucratif, et à des contrats sociaux auto-gérés et auto-contrôlés  autour de l’emprunt. Il est crucial que les recettes générées par les pauvres ne soient pas détournées vers l’extérieur mais qu’elles restent dans les milieux locaux afin d’assurer la survie et la subsistance des populations pauvres.

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Notes

1 http://www.microcapital.org/microfinance-fund-universe, consulté le 20 juillet 2011.

2 Le poids de la dette dans l’Andhra Pradesh était huit fois plus élevé que la moyenne en Inde (Srinivasan, 2009; Sriram, 2010a ).

3 James D. Wolfensohn, Président, Banque Mondiale, 11 juillet 1996. Voir: Sommet du Microcrédit, Déclaration et Plan d’Action, Washington 2007.

4 Forbes, 10 novembre 2006.

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Références

  1. Bateman, Milford (2010) Why Doesn’t Microcredit Work? The Destructive Rise of Local Neoliberalism, London: Zed Books.
  2. Batliwala, Srilatha et Deepa Dhanraj (2007) ‘Gender-Myths that Instrumentalize Women: A view from the Indian front line’, in Andrea Cornwall, Elizabeth Harrison and Ann Whitehead (eds.) Feminisms in Development: Contradictions, contestations & challenges, pp 21–35, London/New York: Zed Books.
  3. CGAP Brief (2012) ‘How have Market Challenges Affected Microfinance Investment Funds?’, May, Washington, http://www.cgap.org, consulté le 24 mai 2012.
  4. Chatterjee, Amrita (2010) ‘Institutionalization of Micro Finance as a Menace towards an Integrated Development of Women Surviving Severe Poverty in India: A study, South Asian Forum for Environment, http://www.editorialexpress.com/conference/IAFFE2010/program/IAFFE2010.htm#36, consulté le 25 octobre 2011.
  5. Collins, Daryl, Jonathan Morduch, Stuart Rutherfort et Orlanda Ruthven (2009) Portfolios of the Poor: How the world’s poor live on $ 2 a day, Princeton: Princeton University Press.
  6. Froud, Julie, Adam Leaver et Karel Williams (2007) ‘New Actors in a Financialised Economy and the Remaking of Capitalism’, New Political Economy 12(3): 339–347. | Article |
  7. Kabeer, Naila (2005) ‘Is Microfinance a “Magic Bullet” for Women’s Empowerment’, Economic and Political Weekly XL(44–45): 4709–4719.
  8. Kannabiran, Vasanth (2005) ‘Marketing Self-Help, Managing Poverty’, Economic and Political Weekly XL(34): 3716–3719.
  9. Mayoux, Linda (1995) ‘From Vicious to Virtuous Circles? Gender and Micro-Enterprise Development’, Occasional Paper 3, Geneva: UNRISD.
  10. Ming-Yee, Hsu (2007) ‘The International Funding of Microfinance Institutions: An overview’, Commissioned by LuxFlag, http://www.luxflag.com, consulté le 25 octobre 2011.
  11. Nair, Tara S. (2010) ‘Commercial Microfinance and Social Responsibility: A critique’, Economic and Political Weekly XLV(31): 32–38.
  12. Singh, Kavaljit (1997) Women’s Empowerment and the New World of Microcredit Evangelism, Delhi, http://www.madhyam.org.in, consulté le  25 October 2011.
  13. Srinivasan, Narasimhan (2009) ‘Microfinance India: State of the Sector Report 2009’, New Delhi: SAGE Publications.
  14. Sriram, Mankal Shankar (2010a) ‘Commercialisation of Microfinance in India: A discussion of the emporer’s apparel’, Economic and Political Weekly XLV(24): 65–74.
  15. Sriram, Mankal Shankar (2010b) ‘Microfinance: A fairy tale turns into a nightmare’, Economic and Political Weekly XLV(43): 10–14.

 

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