Repenser la notion de travail d’un point de vue féministe

Cette session a exploré la façon dont les féministes ont cherché à reconcevoir la notion de travail. Elle a mis en lumière la nature artificielle de la distinction faite entre le travail rémunéré et non rémunéré. Elle a également abordé la manière dont les filières de soins mondiales ont mis au jour des dimensions cachées du travail des femmes. Le personnel de l’AWID a préparé un résumé des principaux points évoqués lors de l’atelier Repenser la notion de travail d’un point de vue féministe, qui s’est tenu dans le cadre des sessions de « boîtes à outils » du Forum de l’AWID 2012.
Intervenante : Naila Kabeer (École des études orientales et africaines, Université de Londres)
Comment a-t-on défini le travail et comment ces définitions ont-elles évolué au fil du temps ?
En 1956 (dans le contexte du système de comptabilité nationale de l’ONU), le travail a été défini comme un emploi rémunéré effectué en échange d’un salaire ou d’un bénéfice. Autrement dit, il s’agit de travailler pour gagner un salaire ou une rémunération et, dans le cas du travail indépendant, de la vente de produits et services en échange d’argent. Par exemple, si une personne travaille dans la ferme familiale, cette activité n’est définie comme un véritable travail que si le produit du travail est vendu à profit. Cette définition écarte la production destinée à la subsistance comme la collecte des éléments de première nécessité (l’eau, le bois de chauffage ou les combustibles), le travail domestique et les soins prodigués à la famille. Cette situation a instauré un système de valeur selon lequel c’est le prix du marché qui détermine quelle valeur un travail a pour la nation. Or, si on l’examine de plus près, on constate que cette définition est arbitraire et qu’elle ne reflète en rien le quotidien des populations. Qui plus est, le cadre comporte certaines contradictions : par exemple, si un homme épouse sa femme de ménage, le PIB du pays diminuera puisque sa femme n’est plus rémunérée, bien qu’elle accomplisse toujours le même travail. En outre, les pays en développement se sont plaints du fait que le système donnait l’impression que leurs nations n’étaient pas productives.
En 1966, on a élargi la définition du travail pour y inclure la production de biens et services économiques qui auraient pu être vendus, même s’ils ne l’ont pas été (par exemple le soin des animaux ou l’agro-alimentaire). Dans cette définition, le travail est comptabilisé dès lors qu’il existe un marché pour le type de bien ou service en question. Cette nouvelle définition a eu des incidences majeures en ce qu’elle comprenait une gamme beaucoup plus vaste d’activités productives.
En 1993, la définition du travail a à nouveau été élargie pour englober toutes les activités qui satisfont aux besoins essentiels de la famille en matière de biens et services et qui auraient pu être produits dans le cadre d’une économie monétisée, comme la collecte de combustible et d’eau. Cependant, cette définition exclut toujours les services de soins non rémunérés, puisqu’on estime qu’ils n’ont que des « répercussions limitées » sur l’économie. Les Nations Unies élaborent sur le sujet en énonçant que le fait d’inclure le travail de soin non rémunéré à la définition annihilerait l’ensemble du système, ces services ne changeant pas et n’ayant pas d’incidences sur la situation économique. Les Nations Unies ont toutefois recommandé la mise en place de comptes satellites mesurant le temps accordé aux services de soin non rémunérés.
Sous l’angle des droits des femmes, cette définition n’attribue aucune valeur à une palette de tâches principalement accomplies par les femmes. La définition de Margaret Reid de 1934, elle, est plus ouverte : elle stipule qu’en principe, toute activité pouvant être accomplie par une personne autre que celle qui en tire avantage devrait être considérée comme productive du point de vue économique (par exemple, cuisiner représente un travail mais non le fait de manger).
En réalité, le travail non rémunéré et notamment celui lié aux soins représentent un facteur majeur dans la structure de l’économie rémunérée. Le travail non rémunéré reproduit quotidiennement des emplois et subventionne en quelque sorte la reproduction des emplois en vue de l’accumulation de capital. Dans les États qui n’ont pas de programmes sociaux ou qui les réduisent, le travail non rémunéré lié aux soins vient combler des lacunes. Le travail non rémunéré lié aux soins constitue l’ingrédient invisible qui nous permettra d’atteindre les OMD. Il persiste une stratification de l’économie rémunérée selon laquelle les femmes sont clairement reléguées au travail à temps partiel, au travail autonome, aux emplois occasionnels, etc. Le travail non rémunéré détermine le temps dont les femmes disposent pour le travail rémunéré et il définit le type de travail qu’elles accomplissent. À l’échelle internationale, nationale et locale, on doit tenir compte de ces aspects dans le cadre des politiques et procédures et veiller à ce que les notions entourant le travail reposent sur une approche fondée sur les droits humains et sur les droits des femmes, de sorte que le développement se produise de manière équitable.
Pour reconnaitre et valoriser le travail non rémunéré, on a suggéré un système de compensation. Certains affirment que l’établissement d’un cadre et de taux adéquats serait un exercice si complexe qu’il reviendrait à dilapider les ressources. On a également prétendu que les soins répondent à un rythme et à une logique qui leur sont propres, que ce travail n’est pas réalisé en réaction aux prix du marché et que l’évaluation de ces activités selon les mêmes critères le réduirait à son plus faible dénominateur commun. Par ailleurs, il importe d’identifier ceux et celles qui contribuent à la société et il est essentiel de reconnaitre que le travail non rémunéré lié aux soins fait partie de l’économie. Il est influencé par la manière dont opèrent les politiques macroéconomiques et il les influence à son tour. Dans un univers où le faire de mesurer revêt une si grande importance, si nous ne comptabilisons pas le travail non rémunéré, alors il ne compte pas.
Plusieurs facteurs et arguments militent en faveur ou contre le fait de compenser le travail non rémunéré.
Devons-nous monétiser le travail non rémunéré ?
Arguments en faveur de la monétisation du travail non rémunéré | Arguments contre la monétisation du travail non rémunéré |
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Il s’agit d’un travail réel ; il exige du temps, du capital, de la mobilité, des compétences, etc. comme tout autre travail. | Cela obligerait à décider de la question complexe du prix de la tendresse et de l’attention. |
Il est indispensable à la société. | Il est difficile de déterminer la manière d’établir les taux de paye (selon l’expérience, le nombre d’enfants, la situation maritale, les niveaux d’attention ?). Par exemple, si on le faisait en fonction du nombre d’enfants, on assisterait à une augmentation des taux de natalité. |
Les personnes qui accomplissent le travail lié aux soins ne peuvent le quitter sans incidences sur la famille. | On renforcerait par là même les stéréotypes de l’instinct maternel. |
Cela permettrait de combattre les stéréotypes voulant que les femmes ne travaillent pas. | Dans un ménage sans enfant, une personne doit quand même faire la cuisine, le ménage, etc. |
Cela irait à l’encontre du mythe selon lequel le travail lié aux soins est naturel pour les femmes, c’est-à-dire que les femmes sont intrinsèquement « maternelles » ou « ménagères ». | Pour les femmes, cela justifie la dichotomie entre la sphère publique et privée. |
On rééquilibrerait le pouvoir, en diminuant le fardeau des 24 heures de soins que portent les femmes et on pourrait abaisser les taux de polygamie. | Cela renforce l’idée que les femmes ont plus de valeur lorsqu’elles ont des enfants. |
Cette stratégie pourrait contribuer à rééquilibrer les tâches ménagères entre les femmes et les hommes. | Il serait difficile de décider qui doit payer. Si les hommes payaient, on renforcerait la perception d’asservissement des femmes dans la société, notamment dans les cultures où l’on paie une dot. Certains pourraient aussi avoir l’impression que les hommes ont un droit de propriété sur les femmes. Si l’État payait pour le travail lié aux soins, les impôts pourraient augmenter et les services sociaux seraient susceptibles de perdre en efficacité. |
Les femmes tireraient profit d’un revenu et pourraient choisir si elles souhaitent travailler au sein du foyer ou à l’extérieur. | Certains hommes s’occupent également des enfants et des tâches ménagères. Or, il n’existe pas de mécanisme clair permettant de rendre compte de cette situation. |
Cela permettrait un supplément de revenu familial. | |
Cela rehausserait l’autonomie des femmes, tout en augmentant leur pouvoir décisionnel au sein du foyer. | |
Il y aurait moins de pression exercée sur les filles pour qu’elles accomplissent le travail lié aux soins. | |
Le fait d’accorder une valeur au travail des femmes au foyer soutiendrait la croissance économique. |
Le travail rémunéré exploite-t-il ou autonomise-t-il les femmes ?
Arguments voulant que le travail rémunéré exploite les femmes | Arguments voulant que le travail rémunéré autonomise les femmes |
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La plupart des personnes travaillant à temps partiel sont des femmes ayant des salaires faibles, peu de sécurité de l’emploi et peu de sécurité financière. | Dans une économie de marché, bon nombre d’inégalités reposent sur la subordination économique. |
Même les personnes qui travaillent à temps partiel éprouvent des difficultés à concilier le travail et la vie familiale en raison de services qui débutent très tôt ou très tard. | Lorsqu’une femme a de l’argent, elle exerce un certain pouvoir et elle peut quitter une situation familiale violente ou insatisfaisante. |
Les femmes sont toujours au bas de la hiérarchie. Les stéréotypes sont renforcés dans le milieu du travail. | La plupart des femmes ne choisissent pas d’être non rémunérées, c’est plutôt le fait des circonstances qui les entourent. |
Dans le milieu du travail, les femmes font l’objet de violences comme le harcèlement sexuel. | Le travail est l’un des moyens permettant de s’organiser pour lutter pour les droits des travailleurs et travailleuses. |
Les femmes gagnent souvent leur vie dans les industries qui sont nocives pour leur santé et pour l’environnement (les usines, par exemple). | Au foyer, la femme est isolée, alors que dans la sphère publique, elle interagit avec des collègues de travail. |
Même si elles travaillent à l’extérieur, on s’attend fréquemment à ce que les femmes s’occupent du travail non rémunéré lié aux soins à la maison ; elles sont donc surmenées et exténuées. |
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