Home > Le secteur privé et le pouvoir des entreprises > La marchandisation des connaissances

La marchandisation des connaissances

a écrit dans Le secteur privé et le pouvoir des entreprises sur mai 7th, 2013 by

Quelques entreprises multinationales possèdent la plupart des plateformes et services en ligne : quelles sont les incidences de cette situation sur les droits des femmes ? Comment les conventions internationales sur les droits d’auteur, la protection des données et la protection de la vie privée affectent-elles notre travail de plaidoyer ? Qui gouverne l’Internet, les contenus et les données que nous produisons et échangeons et comment les féministes peuvent-elles contribuer et participer à ce processus ? Voici un résumé de l’atelier La marchandisation des connaissances : Comment l’évolution de l’accès à Internet a transformé la manière dont les connaissances sont produites et partagées, qui s’est tenu dans le cadre des sessions de « boîtes à outils » au Forum de l’AWID 2012 sous la forme d’un article publié par genderit.org

Intervenantes : Jac SM Kee, Erika Smith et Natasha Primo (Association pour le progrès des communications, Programme de soutien aux réseaux de femmes), María Suarez (Escribanas)

Le shopping à prix discount dans la société de l’information

Par Erika Smith

Lorsque j’ai lu cette citation sur le nouveau site de Mozilla, Collusion :

Si vous ne payez pas pour quelque chose, c’est que vous n’êtes pas le client : vous êtes le produit mis en vente. – Andrew Lewis

j’ai eu le sentiment qu’elle résumait l’atelier sur la marchandisation des connaissances tenu dans le cadre des sessions de « boîtes à outils » au Forum de l’AWID 2012, mené avec brio par l’Association pour le progrès des communications (APC). A propos, si vous avez jamais douté du fait que nous sommes tous et toutes interconnecté-e-s, allez faire un tour sur le site de Mozilla, Collusion (en anglais). Il est beaucoup plus facile à comprendre que la physique quantique.

Cette session organisée par l’APC réunissait des intervenantes qui ont su stimuler débats et réflexions. L’auditoire, composé de féministes souhaitant approfondir la discussion autour de la marchandisation des connaissances, a également soulevé des observations judicieuses.

Natasha Primo a présenté les résultats des recherches menées par l’APC sur le piratage en Afrique du Sud. Selon le pays où vous vivez et vos antécédents culturels, le mot « piratage » et le fait d’admettre que vous vous y adonnez peuvent susciter un certain choc et des regards tels que ceux dont vous feriez l’objet si vous avouiez être adepte de pratiques inconvenantes comme l’échange de seringues, ou encore d’avoir commis un crime tel qu’un vol à main armée (dans certains pays, le piratage est un crime !).

Cependant, Natasha a présenté la question très calmement : après tout, les notions liées au  piratage et à la propriété intellectuelle sont culturelles et d’origine coloniale et à ce titre, l’Afrique du Sud représente un excellent exemple. Sous l’apartheid, « la copie illégale causée par l’interdiction des livres et la censure gouvernementale est devenue un acte de résistance politique, car il s’agissait du seul moyen de diffuser les points de vue dissidents. »

On constate en effet un antipiratage fiévreux, qui tient pour beaucoup de l’adulation de l’économie de marché. Natasha a souligné que les pays qui ne se conforment pas aux lois sur les droits d’auteur sont sujets à des réductions de fonds octroyés à l’aide au développement : il s’agit clairement d’un enjeu qui mérite surveillance. Cependant, les recherches révèlent que la mise en application des lois s’attaque aux rouages les plus vulnérables du piratage (comme les femmes qui vendent dans la rue, je suppose) et qu’elle ne modifie pas réellement les tendances en matière de piratage. Pourquoi ? Parce qu’interviennent des facteurs comme la pauvreté, la mondialisation de la culture médiatique et l’accès bon marché à l’Internet.

Les concepts de Creative Commons et de copy-left des programmes de « partage dans les mêmes conditions » sont considérés comme un fléau par l’économie de marché. Pourquoi les croisés des fournisseurs Internet sont-ils si peu disposés à faire des exceptions pour tenir compte des diverses économies qui composent notre planète en rendant les produits disponibles à prix abordable, qu’il s’agisse de revues universitaires ou des dernières pièces musicales ? Sans compter que les fournisseurs font fi des droits humains fondamentaux liés à l’accès aux connaissances et à l’accès universel à l’écrit pour les aveugles.

Maria Suarez, du groupe Escribanas, a présenté un point de vue tout à fait différent : à qui appartiendra notre histoire en tant que mouvements de femmes ? Qu’advient-il de nos histoires et de nos archives en tant que féministes dans un contexte où les centres de documentation pour femmes, comme ISIS au Chili, sont forcés de fermer leurs portes ? Les mouvements feront-ils l’objet de droits d’auteur ? Qui devrait contrôler les « archives publiques » : devrait-on les laisser aux mains des gouvernements ? Ses questions m’ont fait grincer des dents. Natasha a notamment posé la question suivante : « Comment pouvons-nous veiller à ce que les entreprises ne s’accaparent pas les connaissances publiques ? »

Mon rôle consistait à examiner Google, Facebook et Twitter du point de vue des utilisateurs et utilisatrices. Ces entreprises offrent d’excellents services gratuits et nous sommes de plus en plus nombreux à en être dépendants. Même l’investissement de Google dans le système à logiciel libre Android pour les appareils mobiles leur donne une longueur d’avance dans ce monde en constante mouvance, ce qui permet à toutes et tous d’être en contact direct avec les services de Google même lorsqu’ils sont en déplacement.

Des milliards de dollars de revenus sont presque entièrement générés par la publicité, par la vente… de nous, qui découle de l’exploration des données que nous fournissons si gracieusement à chaque questionnaire que nous remplissons, à chaque jeu auquel nous jouons ou à chaque ami que nous identifions, par le truchement d’algorithmes extrêmement perfectionnés et par le traitement continu des données. Quelles sont les conséquences du fait que les mouvements féministes abandonnent leurs sites Web et ne communiquent plus que par Facebook, ce site reconnu pour son rejet des images et des informations axées sur la sexualité lesbienne, l’avortement ou l’allaitement ?

Jac SM Kee nous a invité-e-s à ne pas nourrir d’illusions. Jetez un œil au rapport de Google sur la transparence : l’entreprise y affirme clairement que si le gouvernement demande nos données, l’entreprise les rendra disponibles. Ces entreprises jouissent d’un énorme pouvoir économique et d’une influence considérable : elles peuvent négocier avec des pays, modifier leurs services en conséquence; elles font et défont les lois et sont en mesure d’acheter des séries entières de données appartenant à des pays.

Ayant étudié la marchandisation des connaissances depuis l’époque d’avant la presse écrite, Jac nous a demandé ce qui rendait Internet si différent. Depuis les histoires orales, les données ont été transformées en marchandises, les droits d’auteur et l’accès contrôlés. L’architecture ouverte sur laquelle repose Internet, qui est basé sur la notion qu’il « n’appartient » à personne, qu’il dépend du concept du « plusieurs à plusieurs » et nous permet de reproduire des données sans beaucoup d’efforts : voilà autant de menaces à l’industrie, qui commercialise tous les échanges. Ainsi, nous jouissons de cette merveilleuse plateforme et désormais, les entreprises et les gouvernements se bousculent pour la réglementer.

C’est d’ailleurs exactement ce qui explique pourquoi Internet et sa gouvernance sont des enjeux féministes d’une importance cruciale (en anglais). Cette question me revenait constamment à l’esprit à chaque déclaration, à chacune des expériences racontées lors de cette session et d’autres ateliers. Je peux notamment citer les femmes de Women on Waves évoquant la censure directe par les utilisateurs à laquelle elles sont soumises sur Facebook, YouTube ou dans leurs recherches sur Google dans leur travail pour sensibiliser le public et de renforcer les capacités sur le thème de l’avortement. Je peux parler de Nadine Moawad, qui évoquait la manière dont le mot « Palestine » a disparu de Facebook, du représentant de la Fondation Wikipédia, qui se plaint de la prédominance des hommes, qui représentent 90 % des personnes contribuant au site. Je pourrais encore mentionner les messages d’alerte à l’égard de la loi en cours d’élaboration sur l’arrêt du piratage en ligne (SOPA, pour le sigle anglais) ou de la loi sur la protection des IP (PIPA, pour le sigle anglais) émergeant des canaux législatifs… Internet ne peut être offert en pâture à bas prix aux acheteurs, non plus que nos histoires et nos mouvements.

Commentaires

Les commentaires sont fermés.