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Le dualisme culture/droits : mythe ou réalité?

Par Yakin Ertürk.

Le discours et les mouvements des droits humains des femmes sont confrontés à un dualisme qui oppose culture et droits. Yakin Ertürk affirme qu’il s’agit d’un faux dualisme, utile au patriarcat privé et au patriarcat public de la mondialisation néolibérale.

Introduction*

Les années 90 furent une période exceptionnelle marquée par l’émergence d’un ordre mondial qui a caractérisé la majeure partie du vingtième siècle, et par l’apparition de tendances contradictoires dans l’élaboration d’un nouveau contrat social entre les sociétés et au sein de celles-ci dans le contexte de l’après-guerre froide.

Cette période fut également celle d’une nouvelle compréhension des droits humains, qui a permis à des personnes ordinaires et défavorisées du monde entier d’accéder au système international des droits humains, qui offre un ensemble de normes encadrant les revendications légitimes au-delà de la juridiction nationale (Levy et Szaider, 2006).

Dans ce contexte, le mouvement mondial des femmes a ceci de particulier qu’il a effectivement saisi les opportunités émergentes à l’échelon international pour se faire entendre. La mobilisation suscitée par les conférences des Nations Unies sur les femmes1 et par les conférences mondiales2 au cours des années 90 a permis aux femmes, de l’échelon local à l’échelon mondial, d’attirer l’attention des responsables politiques et des défenseurs des droits humains au niveau international sur leurs diverses préoccupations. Cet investissement des femmes dans les processus transnationaux a permis de transformer la théorie et la pratique conventionnelles des droits humains en tenant compte des violations perpétrées principalement par des acteurs de l’état dans la sphère publique, et de changer la doctrine de l’état afin d’y inclure la responsabilité positive.

La culture comme agent médiateur des différences

Toutefois, ces évolutions sont survenues parallèlement à la montée de forces adverses fondées sur la culture et la religion comme médiateurs des différences, à la base des politiques identitaires. Les droits humains universels, notamment les revendications relatives aux droits humains des femmes, ont commencé à être rejetés sous prétexte qu’il s’agit de concepts étrangers à « notre culture ». D’autre part, pour l’hémisphère Nord, le problème se résume depuis longtemps au fait que la culture de « l’autre » est la source du sous-développement et de la subordination des femmes dans le monde non occidental.

En 1996, peu après la quatrième Conférence mondiale sur les femmes tenue à Beijing, la rencontre internationale la plus importante jamais organisée, les Talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan. La mission que les Talibans s’étaient donnés était de chasser les femmes des espaces publics, soi-disant pour « les protéger des valeurs occidentales corrompues », ainsi que de leurs collaborateurs locaux, c’est-à-dire les hommes libéraux. En 2001, les forces armées américaines ont lancé une attaque contre l’Afghanistan afin de « sauver les femmes de la brutalité des Talibans ».

Si le cas afghan est une bataille qui continue de se livrer et peut être considéré un exemple extrême de la manière dont les femmes sont utilisées dans ce que j’appelle le choc des masculinités alternatives (Ertürk, 2009), il est possible d’affirmer que les guerres « culturelles » actuelles sont généralement livrées autour du symbolisme de la représentation des femmes dans la sphère publique. En conséquence, les débats sur les droits des femmes se retrouvent enchevêtrés dans des discours basés sur la culture, ce qui provoque une fragmentation du mouvement des droits humains des femmes et suppose un défi majeur pour les féministes et pour le modèle, la politique et la pratique des droits humains.

Le printemps arabe soulève une fois encore la question du dualisme culture/droits alors que les féminismes étatiques préexistants, promus par des gouvernements autoritaires, sont remplacés par les programmes conservateurs des partis islamistes.

Assisterons-nous à une transgression totalitaire des droits des femmes acquis par le biais des féminismes étatiques autoritaires ? Les engagements internationaux des anciens régimes, tels que la CEDAW, seront-ils abandonnés ? Le printemps arabe peut-il satisfaire les aspirations démocratiques des populations sans tenir compte des revendications des femmes ? Ces questions et de nombreuses autres concernant les transitions dans la région attendent des réponses.
Toutefois, une chose est claire : tout comme le cas afghan, le pouvoir change de mains mais demeure entre les mains d’hommes représentant d’autres programmes patriarcaux dans lesquels la culture et la religion sont au cœur des politiques identitaires, notamment de celles concernant les femmes.

La culturalisation des femmes

La culturalisation du problème des droits des femmes détourne l’attention de l’inégalité des structures de genre, ainsi que de l’environnement économique et politique élargi dans lequel ces évolutions se déroulent.

D’après Merry (2003: 64), reprocher à la culture les désavantages auxquels sont confrontés les femmes, les minorités et d’autres groupes vulnérables est une idéologie séduisante pour les partisans d’une mondialisation néolibérale contemporaine. Cette idéologie rejette sur la culture de l’autre la responsabilité des ravages causés par un capitalisme et des conflits mondiaux croissants.

Ainsi, le discours de l’authenticité culturelle fournit aux patriarches traditionnels un alibi parfait pour se soustraire à toute responsabilité concernant la prise en compte des revendications relatives aux droits des femmes : l’interprétation culturelle de la subordination des femmes libère les pays riches de la responsabilité vis-à-vis des dépossessions provoquées par le capitalisme, le néolibéralisme, le militarisme, l’occupation et les conflits armés.

La bonne nouvelle est que les femmes ne se sont pas soumises de manière passive à de tels abus. De façon individuelle et collective, elles ont toujours négocié une valeur hégémonique. Dans leur lutte contre la culture de la domination, elles ont organisé et redéfini la culture et la religion en vue de promouvoir les droits des femmes. Musawah et la campagne Violence is not Our Culture en sont deux exemples, tirés du monde musulman.

La hiérarchie des droits

D’autre part, le cadre international des droits humains sur lequel les femmes s’appuient pour faire assumer à leurs gouvernements leurs responsabilités en matière d’engagements internationaux, demeure abstrait, juridique et éloigné de la vie des femmes.

En outre, le traitement hiérarchique des droits dans le système des droits humains, qui privilégie les droits civils et politiques sur les droits économiques, sociaux et culturels, renforce la mondialisation néolibérale. Les gouvernements intègrent rarement les facteurs socioéconomiques dans leurs réponses législatives et politiques aux questions des droits des femmes. Les droits humains des femmes se réduisent à une conceptualisation étroite de la violence à l’égard des femmes considérée un « tort causé », sans tenir compte de la pauvreté, du logement, du chômage, de l’éducation, de l’eau, de la sécurité alimentaire, du commerce, des politiques d’immigration, des conflits et d’autres questions socioéconomiques plus générales sous-jacentes à la violence.

La culture et les droits

Les érudites féministes ont pendant longtemps critiqué la conception essentiellement « aspirationnelle » des droits économiques, sociaux et culturels, considérés comme des droits qui peuvent progressivement être réalisés en fonction des ressources dont dispose un état, contrairement aux droits civils et politiques conçus comme des droits « obligatoires » devant être garantis de manière immédiate. Elles affirment que l’obtention de ces derniers peut également être considérée comme un processus à réalisation progressive du fait que les deux Pactes internationaux imposent des obligations positives aux gouvernements en vue d’accomplir leurs engagements sans discrimination.

Une perspective politico-économique permet de faire ressortir les rapports qui existent entre les dimensions économique, sociale et politique, et prouve que le pouvoir opère non seulement par le biais de la coercition, mais aussi au moyen des relations structurées de production et de reproduction qui régissent la distribution et l’utilisation des ressources, des avantages, des privilèges et de l’autorité à l’intérieur et à l’extérieur du foyer.

Une perspective de ce type fait également ressortir l’importance des droits économiques et sociaux ainsi que des prérogatives en vue d’améliorer les capacités des femmes et de promouvoir un environnement dans lequel celles-ci pourraient jouir pleinement de leurs droits.

Les défis à venir

Comment pouvons-nous avancer en dépit des fragmentations que provoquent les politiques identitaires, la distance et la hiérarchie des droits, et les réactions suscitées par les espaces gagnés par les femmes ? Il convient d’aborder ces défis depuis la théorie et l’activisme féministe. En premier lieu, nous devons garder à l’esprit que les cultures, y compris la culture des droits humains, ne font pas l’unanimité. En conséquence, nous devons continuer d’adopter des stratégies transformatives afin de négocier et de changer les valeurs et les pratiques discriminatoires, soit au nom de la culture soit au nom des normes des droits humains universels.

Sur le plan du paradigme, il nous faut revoir le discours des femmes et du développement, et le réconcilier avec le discours des droits humains afin de nous appuyer sur les leçons tirées de chacun de ces discours et avancer vers un paradigme holistique intégré des droits des femmes.
Sur le plan conceptuel, il conviendrait que les érudites et les activistes féministes unissent leurs forces pour combler les lacunes entre les normes des droits humains abstraites/distantes et la réalité des femmes sur le terrain, par le biais de la mise au point d’outils analytiques et pratiques intermédiaires et contextualisés. Le concept de capacités de Martha Nussbaum (2005) constitue un bon exemple dans ce sens.

Sur le plan politique, je soutiens, avec Bandana Purkayastha, que les femmes doivent porter leur attention sur les institutions afin de susciter un changement réel. À cet égard, il convient qu’un plus grand nombre d’analystes se charge de la mise en œuvre des politiques et que d’autres analystes parviennent à s’assurer que leurs analyses soient entendues et mises en œuvre par les responsables politiques (Ertürk et Purkayastha, 2012).

Sur le plan pratique, il est nécessaire d’élaborer des alliances stratégiques avec d’autres mouvements progressifs et de promouvoir l’organisation du travail mené par les femmes par le biais de modalités innovantes. Les approches de type coopératif, qui sont devenues démodées depuis l’avènement de l’ère néolibérale, connaissent un nouvel essor grâce aux groupes de femmes des niveaux communautaires (c’est le cas, par exemple, de l’initiative de l’ONG turque Foundation for the Support of Women’s Work).

L’engagement stratégique vis-à-vis du cadre international des droits humains sera indispensable en vue de transformer la culture des droits humains et d’assurer que les gouvernements respectent leurs engagements internationaux. Concernant la première variable, il est important que les stratégies aillent au-delà de la CEDAW, que les femmes utilisent aujourd’hui efficacement. À cet égard, les comités chargés du suivi des deux Pactes internationaux sont particulièrement importants dans la lutte contre la hiérarchie et la fragmentation des droits.

Les droits des femmes resteront aspirationnels tant que l’autonomisation des femmes, par le biais de l’accès au logement, à la terre, au crédit, au revenu et à l’autorité, ne sera pas devenue une réalité.

Notes

1 www.un.org/womenwatch/directory/UN_conferences_meetings_special_days_40.htm.
2 www.un.org/womenwatch/daw/beijing/platform/.

Références

1. Ertürk, Yakin (2009) ‘Towards a Post-Patriarchal Gender Order: Confronting the universality and the particularity of violence against women’, Sociologisk forskning (Swedish National Sociological Review) 46(4): 61–70.
2. Ertürk, Yakin and Bandana Purkayastha (2012) ‘Linking Research, Policy and Action: A look at the work of the Special Rapporteur on violence against women’, Current Sociology 60(2): 142–160. | Article |
3. Levy, Daniel and Natan Szaider (2006) ‘Sovereignty Transformed: A sociology of human rights’, The British Journal of Sociology 57(4): 657–675. | Article | PubMed |
4. Merry, Sally Engle (2003) ‘Human Rights Law and the Demonization of Culture’, PoLAR: Political and Legal Anthropology Review 26(1): 55–76. | Article |
5. Nussbaum, Martha C. (2005) ‘Women’s Bodies: Violence, security, capabilities’, Journal of Human Development 6(2): 167–183. | Article

*Cet article est basé sur une présentation réalisée par l’auteure à l’occasion du Forum de l’AWID, qui s’est tenu à Istanbul du 19 au 22 avril 2012.

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