Transformer le pouvoir économique pour avancer les droits des femmes et la justice

CINDY CLARK ET LYDIA ALPÍZAR DURÁN.
Du 19 au 22 avril 2012, près de 2240 activistes des droits des femmes et leurs allié- e-s se sont réuni-e-s à Istanbul sur le thème Transformer le pouvoir économique pour avancer les droits des femmes et la justice. L’organisation de ce 12e Forum interna- tional de l’AWID sur les droits des femmes et le développement visait à explorer la façon dont le pouvoir économique influence les femmes et la planète, mais aussi à favoriser l’établissement de liens entre différents groupes en vue de contribuer à des stratégies plus fermes et efficaces pour avancer les droits des femmes et la justice.
Au cours des trois années qui ont précédé le Forum, l’AWID a collaboré avec des activistes et des économistes féministes pour étudier l’impact de la crise financière et de la récession économique sur les femmes, examiner les conséquences pour les femmes des réponses politiques à la crise et explorer des visions économiques alter- natives, ainsi que leurs promesses pour faire progresser l’égalité entre les genres. Le Forum était un moment important pour rassembler et sonder une grande partie de cette analyse, et mettre en lumière les principaux dilemmes ou domaines d’explora- tion complémentaire et d’action future.
Comme Dzodzi Tsikata l’a très justement observé à la plénière de clôture du Forum, « Le débat sur le développement est un passe-temps cyclique. Ce n’est pas le manque d’idées et d’alternatives qui est à l’origine du sous-développement, c’est la structure du pouvoir et de la prise de décision qui réduit au silence la pensée et les approches alternatives ».
Le Forum proprement dit et le processus menant à (et au-delà de) son organisa- tion recherchaient a illuminer les contributions et les avis d’activistes et d’écono- mistes féministes dans des domaines clés d’analyse et de politique économique (dont les plus marquants sont repris dans ce journal). Ils visaient aussi à renforcer notre mobilisation et notre pouvoir collectif pour transformer ces structures.
La réalité du monde actuel met les défenseur-e-s des droits des femmes au défi de repenser nos cadres et nos stratégies, de renouveler et revigorer notre engagement en matière de construction de mouvements, de renforcer les éléments constitutifs à la base de nos ordres du jour, d’aborder non seulement les questions des droits des femmes, mais aussi des ordres du jour plus vastes pour la transformation de la société de manières convaincantes pour l’opinion publique. Dans cet esprit, le Forum de l’AWID était aussi un appel à revivifier l’internationalisme féministe, à renforcer les efforts d’organisation collective dans les régions et la construction du mouve- ment féministe global.
« Transformer le pouvoir économique » s’avère un domaine de focalisation particulièrement important en raison de la nature de ce moment historique, avec des changements considérables qui font apparaître la fragilité (et l’inadéquation) du système économique actuel, ainsi que les défauts de la pensée néolibérale qui en est le fondement. Le thème du Forum visait à aborder franchement le pouvoir économique, à inciter les féministes et les mouvements des droits des femmes à s’engager de front dans ces problèmes et à formuler des straté- gies et des alternatives de transformation. Certains réseaux et certaines organisations de femmes se penchent sur les questions économiques, mais l’engagement général de nos mouvements dans ce domaine est inadéquat. Souvent, l’organisa- tion des femmes est centrée sur la survie, mais elle reste isolée et son impact sur les questions macro- économiques plus vastes restera limité, tant qu’il n’y a pas de connexions claires entre les questions fondamentales de droits des femmes et l’économie.
Voilà pourquoi le Forum comptait dix sous- thèmes, pour évoquer et approfondir l’analyse des intersections entre le pouvoir économique, l’accès aux et le contrôle des ressources, le militarisme, le conflit et la violence, l’emploi et le travail, la sexualité, le rôle de l’État, la religion et la culture, la planète et la santé écologique, la gouvernance global, les flux financiers, le secteur privé et le pouvoir des entreprises.
Parallèlement, les complexités et le rythme accéléré du changement dans le contexte actuel signifient qu’il n’est pas facile d’établir ces connexions et de démêler l’écheveau des dimensions économiques qui façonnent la vie des femmes. Les changements géopolitiques, les processus de régionalisation, des mesures incita- tives perverses qui privilégient le système finan- cier aux dépens d’emplois décents et du bien-être humain en temps de crise ne sont que quelques facteurs qui influencent la façon dont se prennent les décisions en matière de politique économique.
Il faut y ajouter des changements qui menacent explicitement les droits des femmes : comme l’a dit Yakin Erturk, par exemple, on assiste à une « culturalisation » croissante, qui suscite des résis- tances aux droits des femmes sous prétexte qu’ils ne font pas partie des cultures autochtones, et qui divise les mouvements pour les droits des femmes. La culturalisation des droits des femmes dissocie les préoccupations des femmes des structures d’inégalité entre les genres et de l’environnement politique et économique plus large. On constate également une augmentation alarmante de la violence contre les défenseures des droits des femmes, non seulement en nombre de cas, mais aussi en intensité de la violence dont font l’objet les activistes représentant le désaccord social et la mobilisation pour le changement.
Le manque de capacités et de ressources pour faire face à cette violence constitue une menace certaine pour la durabilité des mouvements de femmes et appelle clairement à prioriser et comprendre la nature politique de la sûreté, de la sécurité et de la protection personnelle, non seulement à l’échelon individuel, mais aussi à celui de l’organisation et du mouvement, et à formuler des réponses collec- tives à la violence.
Il importe de noter que les débats du Forum se déroulaient dans une région qui traverse de profonds changements. Les femmes du Moyen- Orient et Afrique du Nord (MENA) se sont montrées prudentes après leur expérience du Printemps arabe et leur invisibilité après les soulè- vements : elles sont aujourd’hui largement exclues des processus de transition et, dans de nombreux cas, elles constatent la régression des droits des femmes durement acquis. Au-delà de l’excitation suscitée par les « possibilités de changement » dans le sillage des révolutions dans cette région, il faut maintenant faire face à certaines réalités : conflits prolongés et répression accrue en Syrie et au Yémen, et influence croissante des islamistes dans l’ensemble de la région. C’est important pour la façon dont nous construisons la solidarité avec les femmes de la région MENA, de même que les conséquences de cette influence pour l’ordre du jour global des droits des femmes dans des forums comme les Nations Unies.
Alors que nous entrons dans la période des célébrations +20 (Rio, Le Caire, Vienne, Copenhague, Beijing), les perspectives de progrès significatifs de l’ordre du jour des droits humains complets et du développement durable semblent sombres.
Quelle est donc cette transformation ?
Beaucoup de participant-e-s gardent à l’esprit les paroles de Gita Sen à la séance plénière d’ouver- ture du Forum : « [en ce qui concerne le système économique actuel] … s’agit-il de capturer la bête sans la tuer ? Je ne pense pas que nous puissions la tuer, mais nous devons l’humaniser ».
Tout au long des discussions du Forum, il y a eu un équilibre fragile entre les aspirations à un paradigme plus juste, à un système transformé, et la lutte pour des changements à court terme de l’ordre actuel, pouvant avoir des impacts réels et immédiats. Le cadre macro-économique n’a pas radicalement changé depuis la crise financière de 2008, dont beaucoup avaient espéré qu’elle marquerait le début de changements en profon- deur. Les modèles de développement économique recourent encore principalement à la marchan- disation et à la croissance, positionnant le secteur privé comme un acteur et un bénéficiaire clé, et notre système global est alimenté en grande mesure par les profits issus du militarisme, de l’épuisement des ressources naturelles et des viola- tions des droits humains.
Quelles sont certaines des aspirations citées ? Il n’y a guère eu d’intérêt pour tenter d’identi- fier un modèle unique ni même pour associer un nouvel adjectif au développement (développement durable, développement humain, etc.). Voici en revanche quelques principes et dimensions qui se sont dégagés des débats du Forum, comme étant critiques pour un système plus juste de pouvoir économique :
- Adopter une approche des droits humains en guise de vision éthique pour juger la politique économique ; les marchés et la marchan- disation doivent être au service des droits humains, de la protection et de la gestion de la planète ; il faut réintégrer les besoins de base et les droits économiques dans le discours sur les droits humains.
- Reconnaître la prévoyance sociale comme un élément capital pour les systèmes écono- miques et la visibilité de la diversité du travail non rémunéré sur lequel se fonde l’économie marchandisée.
- Mettre en œuvre une approche intercul- turelle faisant de la synthèse des valeurs, cultures et visions durables et désirables un don aux générations à venir. Renouer avec et pratiquer les valeurs qui sous-tendent les économies non basées sur le marché : réciprocité, collectivité, solidarité, harmonie avec la nature.
- Adopter une vision d’écosystème : regarder au-delà de la dichotomie entre l’individuel et le collectif, au-delà d’une focalisation sur les forêts, l’océan ou l’air, pour regarder l’ensemble du système et appliquer cette vision à nos communautés.
- Aller au-delà des indicateurs existants (comme le PIB) pour revendiquer nos propres indicateurs de bien-être et de durabi- lité, correspondants à nos communautés, ancrés dans la situation socio-économique de chaque nation. Il faudrait à cet effet des discussions vastes et approfondies réunissant un large éventail de personnes pour décou- vrir les principes et les priorités qui guide- raient ces indicateurs.
- Nous avons besoin d’un meilleur suivi et d’informations au sujet de l’économie infor- melle : pas seulement concernant les petits revendeurs empreints de romantisme, mais sur le trafic de pierres précieuses, d’armes et de drogues, à l’origine de flux financiers considérables. Ces flux ont un impact énorme sur le système plus vaste.
Tout au long du Forum, on a entendu à maintes reprises qu’il faut aplanir les différences et renforcer la construction de coalitions. L’idée n’est pas vraiment neuve et pourtant la construction de solides alliances est manifestement un travail en cours qui reste une tâche urgente. Certaines dimensions clés de ‹ l’établissement de passerelles › sont parmi les priorités mentionnées au Forum :
- Les liens entre les universitaires, les écono- mistes et les activistes féministes sont essen- tiels pour le dialogue sur les alternatives qui s’amorce partout, dans les rues et les universités. Ces connexions sont vitales pour exploiter l’ensemble des ouvrages existants qui proposent de solides analyses écono- miques féministes critiques et pour combler les écarts entre les notions abstraites et les outils pratiques, par exemple, pour appliquer les normes des droits humains aux préoccu- pations économiques locales.
- Boaventura de Sousa Santos a appelé à plus ‹ d’articulation des mouvements ›, dans la mesure où « quelle que soit la force d’un mouvement social, il ne peut pas réaliser son ordre du jour seul ». Cet appel qui était large- ment au cœur du Forum est aussi la raison pour laquelle nous avons voulu réunir des femmes autochtones, des activistes pour la justice climatique, des femmes actives dans les mouvements ouvriers, des activistes pour la justice économique, des paysannes, des travailleuses du sexe, des femmes en situation de handicap, des jeunes femmes, etc., pour que les participant-e-s puissent identifier, à partir de cette diversité, les points communs de leurs préoccupations et de leurs ordres du jour, en vue de parvenir à une meilleure compréhen- sion et éventuellement à une collaboration.
- Mêler les idées des divers ‹ sites de lutte › dans des efforts pour transformer le pouvoir écono- mique, des syndicats aux Nations Unies, des communautés locales aux parlements, des marchés financiers à nos foyers.
- Pour reprendre les mots de Radhika Balakrishnan, « la global lisation nécessite la globalisation de la résistance ». Elle a appelé à un mouvement dépassant les clivages natio- naux et Nord/Sud, à un travail méticuleux dans les contextes locaux, mais aussi en matière de connexions régionales et globales. Ces liens doivent impérativement faire l’objet du plus grand soin pour transformer le pouvoir économique.
Pour lancer ce type de passerelles, il faut surmonter la fragmentation et l’hyperspéciali- sation qui affaiblissent souvent ou divisent les féministes et les acteurs de la justice sociale. Il faut aussi rendre visible et agir contre les écheveaux de complicités qui favorisent le système actuel, qu’il s’agisse des contribuables passifs qui financent des interventions militaires dans le monde entier, du silence qui répond aux appels à soutenir les luttes pour les droits économiques, notamment des travailleuses du sexe, de l’hypocrisie face aux droits du travail et des revendications des travail- leur-euse-s domestiques ou de la répression accrue contre les défenseures des droits des femmes.
Au-delà des spécificités de l’apprentissage, du partage d’expériences et des débats passionnés du Forum, il est clair qu’il faut reconstruire la force et le pouvoir des mouvements des femmes à l’échelon global. Nous avons besoin de mouvements robustes, non seulement pour affronter plus effica- cement les graves menaces qui pèsent sur les droits des femmes et l’inégalité entre les genres dans le contexte actuel, mais aussi pour être proactives et avoir à nouveau de grands rêves. Avec la révision de nombreuses conférences et cadres interna- tionaux importants, les trois prochaines années sont une formidable occasion pour cette recons- truction. Il est donc urgent de surmonter les diffé- rences et de développer nos forces sur la base de nos divers modes d’organisation, nos luttes, notre sagesse et nos capacités. La tâche qui nous attend est titanesque et, comme le montre l’histoire, les femmes ont besoin de la collaboration stratégique et généreuse les unes des autres et de nos allié-e-s, complétant mutuellement leur travail et puisant réciproquement leur force et leur inspiration dans leurs luttes. L’AWID espère que le Forum 2012 a contribué à redynamiser et inspirer les participant- e-s à donner la priorité à ce processus de construc- tion collective de pouvoir dans tous les mouve- ments de femmes et les luttes au niveau global.
Ceux et celles qui se soucient de transformer le pouvoir économique doivent être prêt-e-s à quitter leur confort, pour apprendre des autres, construire la solidarité et raviver l’ancien principe féministe selon lequel « nous ne serons pas libres tant que toutes les femmes, toutes les personnes, ne sont pas libres ».
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